Sur la protection des investisseurs étrangers

L’Allemagne: non à l’arbitrage État-investisseur étranger

Selon des révélations publiées le 26 juillet par le Süddeutsche Zeitung, et relayés dans son édition du 4 août dernier par le journal Le Monde, «l’Allemagne s’opposerait à la signature du traité de libre-échange négocié entre l’UE et le Canada», l’Accord économique et commercial global (AECG; en anglais: Comprehensive Economic and Trade Agreement, CETA). Ce sont les discussions autour du projet de partenariat Union européenne-États-Unis et portant plus précisément sur le dispositif de protection des investisseurs étrangers qui semblent à la source de ce retournement. Ce dispositif se retrouve dans l’AECG. L’Allemagne s’y oppose parce qu’il octroie des droits aux investisseurs étrangers et permet à ces derniers de poursuivre devant un tribunal arbitral un État qui aurait adopté une mesure contraire à ces droits. Les tribunaux nationaux sont exclus du processus et l’affaire se décide devant des arbitres désignés par l’investisseur et l’État. Ce processus arbitral avait été élaboré dans les années 1960 afin de rassurer les entreprises étrangères qui investissaient dans des pays en développement où le système juridique et judiciaire était déficient, pour ne pas dire lacunaire. Ainsi en cas de conflit entre l’investisseur et l’État, l’affaire se trouvait soumise à un tiers neutre plutôt qu’à un juge dont l’indépendance et l’impartialité étaient loin d’être assurées et qui devait décider en vertu de règles plus ou moins claires, si tant est qu’elles existaient.

Le chapitre 11 de l’ALENA: précurseur pour les pays développés

Sans trop de réflexion, ce type de dispositif a été repris dans les années 2000 dans les traités liant des pays développés. À cet égard, l’ALENA a été un précurseur. En effet, en 1992, lors de l’adhésion du Mexique à l’accord de libre-échange liant déjà le Canada et les États-Unis, ces derniers ont exigé l’ajout d’un dispositif de protection des droits des investisseurs étrangers (chapitre 11 de l’ALENA) car ils se méfiaient du système judiciaire et juridique mexicain. Les États-Unis estimaient que le Mexique n’était pas un véritable État de droit. Cependant, cet ajout ne visait pas que le Mexique. Les États-Unis et le Canada, pourtant dotés d’un système judiciaire solide et d’un régime juridique sophistiqué, étaient aussi susceptibles d’être poursuivis devant une instance arbitrale. On notera que l’Accord de libre-échange de 1988 entre le Canada et les États-Unis ne contenait pas un tel dispositif. Le chapitre 11 de l’ALENA n’a pas été trop utilisé au début. C’est au cours des années 2000 que les affaires ont commencé. Une étude des dommages-intérêts octroyés par les arbitres aux entreprises sont révélateurs des profits actuels et potentiels permis par ce dispositif. Ainsi, par exemple, jusqu’à ce jour 34 poursuites ont été intentées par des entreprises étrangères contre le Canada. Ce dernier a été condamné à verser jusqu’ici la somme de $144 millions. Si on ajoute à cette somme les poursuites en cours et les dommages potentiels à être versés, le Canada pourrait payer jusqu’à $5,793 milliards. Pour sa part, le Mexique a payé en dommages jusqu’ici la somme de $235 millions et les poursuites en cours se chiffrent potentiellement à $9,7 millions. Quant aux États-Unis, 17 poursuites ont été intentées sans succès. Les États-Unis n’ont rien payé jusqu’ici! Mais ils s’exposent, en raison des poursuites engagées, à des dommages potentiels de $520 millions. On peut affirmer sans se tromper que le Canada est le grand gagnant dans cette affaire! Et ce malgré un système juridique et judiciaire sophistiqué et performant et une magistrature exceptionnelle. Le fait que les États-Unis n’aient payé aucun dommage jusqu’ici apparaît singulier. Notons que l’hégémon américain a déjà refusé d’honorer les décisions des panels formés en vertu des chapitres 19 et 20 de l’ALENA dans des conflits l’opposant au Canada (bois d’oeuvre) et au Mexique (transport par camion).

Endogamie, indépendance et impartialité

C’est sans doute au plan de la cohérence juridique et de la transparence que ces mécanismes arbitraux posent le plus de problème. Il n’existe en effet rien de tel qu’une jurisprudence contraignante qui pourrait lier les arbitres et circonscrire de manière cohérente les pouvoirs d’interprétation de ces derniers. Les interprétations divergent, se contredisent et s’éloignent. Les dispositifs sont trop largement rédigés et permettent à des avocats astucieux de proposer des interprétations audacieuses que le sens commun récuse mais qui, dans cet écosystème fermé, apparaissent raisonnables et conformes aux intérêts bien compris des principales parties prenantes, les investisseurs. En effet, on ne peut manquer de noter l’endogamie du système arbitral. Une observation de la pratique nous permet de noter que l’arbitrage État-investisseur est sous la coupe d’un certain nombre de grands cabinets internationaux d’avocats qui agissent tantôt comme arbitres et tantôt comme procureurs de l’investisseur, voire de l’État. Sans mettre en doute la compétence et le professionnalisme des acteurs, cette proximité ne va pas sans soulever des doutes quant aux biais systémiques des décideurs-arbitres (écosystème fermé). La question de l’apparence d’indépendance et d’impartialité des arbitres apparaît suffisamment sérieuse pour soulever des doutes qui pourraient fort probablement entraîner leur récusation au regard des stricts critères d’indépendance et d’impartialité qui ont cours pour les tribunaux judiciaires au Canada. On sait qu’en ces matières, l’apparence prime sur toute autre considération.

Restreindre les politiques publiques de l’État

Or, le chapitre 11 et ses épigones ont un effet direct sur la capacité de l’État d’intervenir sur certains sujets d’intérêt général. Une des premières affaires, en vertu du chapitre 11, oppose Ethyl Corporation au gouvernement canadien en 1998. Cette affaire est une claire illustration des conséquences du chapitre 11 sur la capacité de l’État de légiférer. En l’espèce, Ethyl contestait un dispositif législatif fédéral interdisant l’importation au Canada ou la vente interprovinciale d’un additif chimique pour l’essence (MMT). Des raisons de santé publique étaient à l’origine de cette mesure. Ethyl prétendait, entre autres, que cette mesure entraînait une perte de profits potentiels et une perte de valeur de son investissement au Canada. Le Canada a payé des dommages de $19 millions de dollars dans le cadre d’un règlement. Imaginons, maintenant, que le gouvernement fédéral ou de l’une des provinces décide d’adopter des mesures pour mettre en garde les citoyens des dangers de santé liés à la consommation de sucre dans les produits alimentaires manufacturés en exigeant, par exemple, la mention des effets délétères sur la santé du sucre sur les emballages. Il y a fort à parier que ces mesures soient considérées comme une expropriation indirecte, une atteinte à des attentes légitimes de profit, etc. Le cigarettier Philip Morris poursuit d’ailleurs l’Australie qui a adopté des mesures exigeant le remplacement des logos des marques de cigarettes par des photos macabres de cancers de la bouche et autres pathologies associées au tabagisme. Cette poursuite se fait sur la base d’un traité bilatéral d’investissement entre l’Australie et Hong Kong qui contient, bien entendu, un dispositif de protection des investisseurs étrangers et un mécanisme de résolution des différends. Pourquoi Hong Kong? Parce que Philip Morris y a établi son siège social. On notera, dans ce cas de figure, qu’un cigarettier purement australien ne pourrait se prévaloir de ce traité, puisque celui-ci n’octroie des droits qu’aux seuls investisseurs étrangers.

Possibles solutions

L’octroi d’une protection juridique aux investisseurs étrangers n’est pas déraisonnable en soi. Toutefois, le mécanisme d’arbitrage prévu pour assurer ces droits semble beaucoup plus problématique dans le contexte d’investissements entre deux pays développés, comme le Canada et les pays de l’Union européenne. Ce n’est d’ailleurs pas une nécessité comme le confirme l’accord récent conclu entre les États-Unis et l’Australie où on ne retrouve pas de mécanisme d’arbitrage État-investisseur. Il n’existe pas de lien entre le nombre d’investissements étrangers et l’existence d’un tel mécanisme comme le souligne la professeure Geneviève Dufour dans un article remarquable qui fait le tour de cette question. Rappelons que l’accord de libre-échange de 1988 entre le Canada et les États-Unis ne prévoyait pas un tel mécanisme. Rien n’empêche les États de confier à leurs tribunaux nationaux la tâche de régler de possibles conflits de cette nature. Les tribunaux canadiens, américains et européens sont indépendants et impartiaux. Ils répondent aux exigences de l’État de droit, que ces États ne cessent d’ailleurs de proclamer urbi et orbi. Il leur revient très régulièrement de trancher des conflits impliquant l’État ou l’un de ses démembrements et des personnes morales étrangères et il ne viendrait à l’idée de personne de soutenir qu’ils sont inféodés à l’État. Une autre solution serait d’instaurer un mécanisme d’arbitrage opposant l’État d’accueil et l’État de l’investisseur. Dans ce cas de figure, l’État de l’investisseur représenterait ce dernier.  Mais, si on veut maintenir à tout prix la capacité de saisine et de représentation d’un investisseur et aussi dans le cas où les États joueraient les premiers rôles, il convient alors d’institutionnaliser les mécanismes d’arbitrage. L’arbitrage État-investisseur ne serait plus sous la coupe de quelques avocats-arbitres, mais serait constitué de décideurs indépendants et impartiaux nommés pour un mandat non renouvelable de 5 ou 7 ans. La nomination de ces décideurs relèverait d’un secrétariat international formé des représentants des États signataires du traité ou de l’accord. Une transparence des procédures serait instaurée et l’intervention de groupes de la société civile serait possible à certaines conditions. Cette institutionnalisation m’apparaît impérative au regard de l’importance des enjeux soumis à l’arbitrage, de la nécessaire confiance des citoyens et du fait que le présent système arbitral relève plus du bricolage administratif que d’une institution stable, établie et comptable d’une cohérence et d’une consistance juridiques. La reddition de comptes s’impose également aux investisseurs et aux arbitres. La bonne gouvernance le commande.

Ces modifications sont simples et n’emportent pas un coût déraisonnable au regard des coûts actuels de l’arbitrage qui ne cessent d’augmenter (en particulier, les honoraires des arbitres). Mais au-delà du coût, ne faut-il pas reconnaître l’importance d’assurer qu’un processus de cette nature réponde aux critères les plus élevés d’intégrité, de neutralité et d’indépendance? Être un État de droit emporte des obligations auxquelles on ne saurait échapper. Les différends commerciaux d’un État relèvent de ces obligations.

Ce contenu a été mis à jour le 8 avril 2016 à 13 h 12 min.