La Grèce: un espoir pour une Europe démocratique

L’élection de Syriza en Grèce soulève des espoirs et des inquiétudes. Des espoirs au sein d’une population grecque, mais aussi européenne, lassée de devoir payer les pots cassés par une oligarchie financière ayant mené l’économie au bord du gouffre en 2008 par sa cupidité et son absence de sens commun. Des inquiétudes au sein des technocraties bruxelloise et européenne au regard des propositions de Syriza et de sa remise en cause des dogmes néolibéraux. Il est assez ironique d’entendre le président de la Commission européenne, d’une part, exiger le respect des accords passés avec Athènes et, d’autre part, affirmer la nécessité de donner un nouveau souffle à l’Europe par une attention accordée aux peuples européens («la Commission de la dernière chance», dit jean-Claude Juncker en parlant de la Commission européenne qu’il préside). La voie démocratique se heurte aux exigences économiques, nouvelle religion de l’Union européenne. Mais, elle n’est pas la seule à croire aux évangiles chiffrés. Ce statut suréminent accordé à une économie, désencastrée de la société pour employer les termes de Karl Polanyi, ne peut conduire qu’à une catastrophe annoncée. Voilà certes des questions qu’il convient de ne pas négliger, mais le primat qui leur est accordé cache mal une idéologie néolibérale à l’oeuvre depuis la fin des années 1970 dont le bilan se résume à une augmentation dangereuse et déstabilisante pour les sociétés des inégalités et une concentration concomitante de la richesse et de l’influence politique. Voilà un constat aujourd’hui partagé par bien des observateurs (lire notamment l’ouvrage de David Harvey: A Brief History of Neoliberalism, publié aux Presses de l’Université d’Oxford).

Qu’offre l’Union européenne aux peuples? Au-delà du débat actuel entre l’austérité et la croissance par l’investissement public, un débat plus profond, plus existentiel pour l’UE doit être conduit: celui de l’objet essentiel de cette union des États nationaux. Quel est son projet? On connaît les réponses classiques: le rejet de la guerre, le progrès économique, les droits de la personne. L’autre réponse est aussi connue: elle veut que l’État-nation soit un modèle indépassable auquel on ne peut manquer de revenir. La voie européenne est pourtant celle de l’avenir. Le conservatisme des institutions européennes constitue aujourd’hui le danger qui peut plomber durablement la construction européenne, pour ne pas dire la bloquer définitivement. Un conservatisme idéologique qui se traduit par ce discours néolibéral et consumériste et un rappel lénifiant des droits de la personne, triste feuille de vigne derrière laquelle se cache tant bien que mal les intérêts à géométrie variable des Européens. Alors qu’on célèbre la voix démocratique ukrainienne, on minimise celle des Grecs. Alors qu’on célèbre les droits de la personne, on laisse la Hongrie charcuter les pouvoirs de sa Cour constitutionnelle. On a souvent affirmé dans le passé que l’UE souffrait d’un déficit démocratique. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Les aménagements techniques octroyant des pouvoirs symboliques au Parlement européen n’y changeront rien. La doxa régnant à Bruxelles est un frein démocratique qu’aucun arrangement simplement juridique ne pourra régler. L’objet essentiel de l’UE ne devrait-il pas être de refléter la pluralité démocratique européenne et, surtout, d’offrir aux peuples européens le sentiment d’être les détenteurs du pouvoir et de maîtriser leur destin? Je renvoie le lecteur aux réflexions entourant la crise de la démocratie représentative et au tirage au sort de mes blogues précédents.

En attendant cet aggiornamento qui ne viendra peut-être jamais, l’UE serait bien avisée de respecter la volonté démocratique des peuples en laissant tomber son dogmatisme économique. Une chance lui est offerte par l’élection de Syriza, un parti social-démocrate radical au sens où il rejette le discours TINA (there is no alternative) que les sociaux-démocrates européens ont depuis longtemps intégré et conforté au nom d’un réalisme qui n’est rien d’autre qu’une construction sociale. Syriza, nous dit Gerassimos Moschonas, professeur de science politique à l’Université Panteion d’Athènes, dans un article publié dans Le Monde, «représente une sorte de social-démocratie» et «sa politique sociale-démocrate est radicale, parce qu’elle va bien au-delà de ce qui est admis à l’intérieur de l’Union [européenne]. C’est en ce sens que ce qui se produira en Grèce revêt une importance historique, car cela pourrait influencer la gauche en général, social-démocratie comprise». C’est une chance pour l’Europe qui, si elle ne se réalise pas, risque d’entraîner une véritable radicalisation des peuples qui pourrait se traduire par un  soutien à l’extrême-droite europhobe, un retour à un nationalisme exacerbé et un rejet final de l’idéal européen. Comme le signale l’anthropologue David Graeber, dans son ouvrage Dette. 5000 ans d’histoire, la dette  (la colère des débiteurs) est à la source des rebellions violentes du passé. Au plan strictement économique, même le Financial Times reconnaît que les partis traditionnels sont en train de torpiller l’Europe en refusant la restructuration des dettes publiques. Wolgand Munchau écrivait le 24 novembre 2014: «The tragedy of today’s eurozone is the sense of resignation with which the establishment parties of the centre-left and the centre-right are allowing Europe to drift into the economic equivalent of a nuclear winter. It is a particular tragedy that parties of the hard left are the only ones that support sensible policies such as debt restructuring».

L’UE doit saisir cette chance et négocier ouvertement, sans a priori idéologique travesti sous les dehors d’une logique économique (comme si une telle logique pouvait exister seule, détachée des réalités sociales et politiques, pure abstraction comptable), avec la Grèce et porter ainsi une politique nouvelle qui rompt avec trente années de néolibéralisme et un bilan économique et social désastreux. Est-il permis de penser une Europe qui ne serait pas préoccupée par les seuls intérêts des forces financières et économiques? Ce serait peut-être, à l’heure actuelle, le seul moyen de sauver l’idéal européen. Le politique doit être réinvesti et réenchanté en posant notamment le principe que l’économie n’est pas une science et qu’elle doit être réencastrée dans la société (lire le Manifeste des économistes atterrés). La démocratie ne saurait être réduite à une simple procédure, comme nous y invitent les penseurs néolibéraux, comme Hayek. On en revient à cette méfiance des élites technocratiques envers la démocratie véritable; méfiance qu’on retrouve au XVIIIe siècle dans les nouvelles républiques américaine et française: «Aux yeux de l’élite politique et intellectuelle, un tel régime [la démocratie] est une aberration ou une catastrophe politique, économique et morale, puisque le peuple serait par nature irrationnel. S’il n’est pas contrôlé par une puissance supérieure, le peuple entraînera la société dans le chaos et la violence, pour finalement instaurer une tyrannie des pauvres» (Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Montréal, Lux Éditeurs, 2013, p.9). Cela n’avait pas échappé à Karl Polyanyi, nous rappelle Jérôme Maucourant, lorsqu’il écrit que «la solution libérale serait donc d’éradiquer les institutions démocratiques de tout contenu effectif; il s’agit de soutenir le pouvoir des élites anxieuses du fait de la montée des revendications démocratiques. Le moyen est de convaincre les citoyens de renoncer à la réalité de leur droit politique, dont ils feraient un usage irresponsable, en échange du ‘meilleur des mondes’» (Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi?, Paris, La Dispute, 2005, p.193).

Les dirigeants européens nous servent aujourd’hui une resucée de ce discours élitaire. Les Grecs ne savent pas ce qu’ils font. Il ne faut pas être grand clerc pour entrevoir que cela ne peut qu’alimenter la colère populaire. Là et ailleurs. Une telle déconnexion des réalités sociales est inquiétante pour l’avenir. Et c’est pourquoi, les Grecs nous montrent une voie possible, celle du retour de la prééminence de la volonté politique sur les discours technocratiques. Il faut saisir cette chance. L’Europe vaut bien cela. Et bien plus.

Ce contenu a été mis à jour le 5 mai 2017 à 8 h 22 min.