Les glissements du droit à la vie privée. De Feydeau à Facebook : de la comédie de mœurs à l’économie des données

« Les glissements du droit à la vie privée. De Feydeau à Facebook : de la comédie de mœurs à l’économie des données », dans V. GAUTRAIS, C. RÉGIS et L. LARGENTÉ (dir.), Mélanges Patrick Molinari, Montréal, Éditions Thémis, 2018, 291-319.

EXTRAIT:

L’approche du droit à la vie privée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Plant (R. c. PLant [1993] 3 R.C.S. 281) nous ramène à une conception pittoresque du droit à la vie privée, celle de la bourgeoisie du XIXe siècle soucieuse de sa réputation et effrayée à l’idée que les maris cocufiés, les enfants bâtards, les épouses infidèles et les amants dans le placard ne soient l’objet de la risée générale. Ces détails intimes, que la Cour suprême évoque, relèvent d’une véritable comédie de mœurs à la Feydeau. La vie privée, dans un tel contexte, relève du secret des familles et d’une morale bourgeoise qui déplore le dévoilement des infidélités ou des pratiques sexuelles, des informations financières (salaire, fortune etc.), des addictions (alcool, drogue, médicaments, jeu etc.), des particularismes familiaux et autres détails qui font le sel des potins de la bourgeoisie. Sans vouloir diminuer la nature intime de ces détails et l’importance de les protéger, il faut noter que ceux-ci ne constituent plus aujourd’hui que la partie émergée de la vie privée, sa face la plus immédiate et celle qui la fonde, dans un imaginaire modelé par les pratiques sociales, religieuses et culturelles. L’avènement de l’Internet et du numérique, sans remettre en cause ces tabous de la vie sociale, déplace en quelque sorte le curseur public/privé de la stricte morale bourgeoise vers la prise en compte de détails anodins ou triviaux qui, ensemble, instituent des mécanismes de surveillance, de contrôle, de conformité sociale et d’enrégimentation qui remisent Feydeau au rayon du folklore. La vie privée ne relève plus simplement de la morale ; elle revêt une claire dimension politique. Il est inutile de revenir sur les multiples traces laissées par l’individu lorsqu’il navigue sur Internet : historique de navigation, cookies, numéro d’IP, recherches enregistrées sur Google et autres moteurs de recherche etc. Ces traces anodines et malgré le fait qu’elles soient souvent anonymes permettent de suivre l’individu, d’en tirer un clair portrait et profil et, en fait, assurent une filature de tous les instants dans tous les champs de l’activité humaine. Par ailleurs, l’anonymisation n’est pas une garantie, car il est aujourd’hui démontrée que des données anonymes peuvent être désanonymisées[1] et permettent l’identification des personnes

 


[1] Arvind NARAYANAN et Vitaly SHMATIKOV, «Robust De-Anonymization of Large Sparse Datasets (How to Break Anonymity of the Netflix Prize Dataset)», (2008) Proc. 29th IEEE Symposium on Security & Privacy, 111 : https://arxiv.org/pdf/cs/0610105.pdf  (dernière consultation : 1er septembre 2016)

 

 

 

Ce contenu a été mis à jour le 12 juin 2018 à 11 h 48 min.